Discours prononcé par Maître Frédéric HENRY à l’occasion de la rentrée solennelle du Bareau de Liège, le 15 novembre 2013
Demain, j’aurai 10 ans…
Je devrais toujours être un écolier. Mais alors que j’objectais aux militaires qui m’attendaient à la sortie de l’école que je refusais de devenir un enfant-soldat, ils ont menacé de tirer sur moi. Quand j’ai été conduit devant le capitaine et lui ai demandé de me laisser repartir, il a ordonné à ses soldats de me fouetter. Ils m’ont aussi obligé à fumer du chanvre. Puis j’ai été envoyé au combat. Après ma première opération militaire, je suis resté prostré pendant six jours. J’avais comme des visions, des images de moi en train de combattre avec des armes blanches. Et je hurlais pendant au moins trente secondes.
On m’a obligé à retourner au front, encore et encore. On m’a tatoué avec des lames de rasoirs. Dans les coupures, on mettait de la « chimie » appelée anti-balle parce qu’alors, les tirs de l’ennemi ne peuvent nous toucher.
J’étais devenu un soldat, un vrai. Un enfant, avec un fusil trop grand, peut tuer comme un grand. Mais je n’avais pas le choix… Et vous, qu’auriez vous fait à ma place ?
…
Demain,j’aurai une année de plus…
J’attends, comme chaque matin, mon train sur la voie 3 de la gare des Guillemins. Cette fois, pas question d’arriver en retard : j’ai une réunion importante pour préparer ma prochaine mission commerciale à l’étranger. Mois de juillet, il n’y a pas un chat sur le quai…
Je pense vaguement à ma journée du lendemain. Quelqu’un pensera-t-il à m’organiser un anniversaire surprise ? Y aura-t-il plus de monde qu’à celui de Jessica ? J’espère, après tout, j’ai bien plus d’amis qu’elle sur Facebook…
J’ouvre le journal qui fait son gros titre de la libération de Michèle Martin et de sa retraite chez les bonnes sœurs. En page 3, le petit Michel aboie (tiens, pour une fois que ce n’est pas celle du CDH) « qu’il est écœuré et que c’est la faute du PS ». Page 4, la châtelaine de Lasnes (dont le mari fait encore la morale à ses confrères en matière d’aide juridique quelques pages plus loin) répond au « Charlot » en dénonçant « un message populiste et qui lui donne la nausée ». Les grands mots mais, sur le fond, tout le monde est d’accord : à mort Michèle Martin, vive les peines incompressibles ! Et ce train qui n’arrive toujours pas. Page 12, Stéphane Moreau va inaugurer une Place Michel Dardenne à Ans à la mémoire de son « meilleur ami ». Le reste du journal, consacré à un dossier croisé sur la sociologie des manifestants, conclut subtilement que ceux qui ont risqué leur vie au Caire en juin dernier seraient moins courageux que les braves qui ont pris d’assaut l’enfer de Sclessin au même moment (des émotions et du vent, c’est le cocktail habituel, mais tout de même).
Ouf, le train entre enfin en gare.
Soudain, j’entends un cri, un appel à l’aide. Ca ne provient pas de loin, mais ce n’est pas non plus juste à côté de moi. Les portes du train s’ouvrent, encore un cri… Godverdekke, ma réunion. Il doit bien y avoir une vingtaine de personnes plus proches que moi ; il y en aura bien une qui… J’entre dans le train. Peut-être dans l’espoir de fuir, il, elle, ou peut-être même moi aussi. Mes voisins m’emboitent le pas, tous… Les portes se referment et elles étouffent un dernier cri (où est ce qu’il provient seulement de mon imagination ?). Et personne n’ose se regarder. Moi, j’ai une réunion que je ne pouvais pas louper, sous aucun prétexte. Je n’avais pas le choix… Et vous, qu’auriez vous fait à ma place ?
Mesdames, Messieurs, ces histoires nes ont pas des fictions, en aucun aspect, en aucun détail.
La première est celle de Bisimawa Joseph Ntwali Marcrouss[1], ancien enfant-soldat dans le Kivu, qui a désormais raccroché « son fusil, comme un cauchemar qu’on oublie, apparemment »[2]. Joseph a eu le courage de s’opposer à la force qui tentait d’aliéner sa personnalité. Mais, progressivement, il a été embrigadé par la situation : toujours plus de drogue, toujours plus de morts. La soumission est un processus graduel dans lequel aucune étape n’est décisive mais dont chacune rend possible la suivante. Joseph était en profond désaccord avec lui-même. Mais lui, n’avait pas le choix…
La seconde est celle de Simon. Lui aussi a été rongé par sa passivité ; enfin du moins pendant sa journée, voire même seulement son trajet en train. Qu’importe, il a enfoui son sentiment de culpabilité et distordu la réalité : quelqu’un avait forcément porté secours à la victime. Simon n’en était plus à son premier consensus avec les valeurs altruistes. Tue ta première mouche, ta première biche, ton premier homme…
Simon, c’est vous, c’est nous, ou, comme l’a dit Flaubert à propos de Madame Bovary, c’est moi. De nombreux précédents démontrent que les hommes ont tendance à se muer en agents passifs, en « bovidés humains », lorsqu’ils sont confrontés à des situations de détresse qui pourraient être améliorées par un simple geste. Durant la deuxième guerre mondiale, seuls environ trois pour cent des français ont ouvert leur porte à un Juif. Aujourd’hui, combien de Liégeois prêtent-ils leur main à un infirme pour lui éviter d’être enfermé à Vottem ? Assurément peu, en application stricte d’une rengaine bien connue : pas de bras, pas de chocolat !
Notre apathie fait du monde un endroit qu’Einstein redoute par dessus tout : « non pas tant à cause de ceux qui font le mal, qu’à cause de ceux qui voient le mal et ne font rien pour l’en empêcher »[3]. Cette paralysie pathologique a été appelée « le syndrome de Kitty Genovèse », en mémoire d’une New-Yorkaise qui avait été victime, en 1964, d’une agression mortelle longue de plus de 45 minutes en rentrant chez elle[4].
Est-ce ainsi que les femmes meurent ? [5] Alors que, selon l’enquête de police, pas moins de 38 témoins[6] auraient pu la sauver en appelant les secours sans prendre le moindre risque pour leur personne.
La propension à obéir servilement à des ordres destructeurs, que l’homme désapprouve pourtant profondément en son for intérieur, constitue l’autre versant de la passivité humaine. C’est « l’obéissance de cadavre » d’Eichmann pendant la deuxième guerre mondiale quand il envoyait des milliers d’hommes à la mort. Mais c’est aussi celle de centaines de soldats, comme ceux du 101e bataillon de réserve de la police allemande, qui se muaient en bourreaux lors des pogroms de Pologne[7].
Pourtant, ces soldats n’étaient pas tous des sadiques ou de fervents partisans aveuglés par l’idéologie nazie. Ces soldats n’étaient pas drogués au chanvre. Le capitaine leur avait même, à différentes reprises, offert la possibilité de se
retirer, sans que les rares qui aient saisi cette opportunité n’aient été frappés de la moindre sanction. Ces soldats étaient des hommes ordinaires, emportés dans l’engrenage de leur propre docilité.
Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens si j’avais été allemand[8] ? Il est facile de condamner la conduite de nos semblables avec la certitude confortable que nous aurions agi plus justement. Mais, comme l’eut certainement dit Vergès, à quel titre nous permettons nous de les juger ?
Est-il utile de rappeler que, durant la célèbre « expérience de Milgram », 65 % des sujets, à qui il était demandé d’infliger une décharge électrique d’intensité croissante à un élève qui se trompait de réponse, le punirent de la décharge maximale alors même qu’ils étaient témoins de sa douleur ? Dans celle de « la prison de Sandford », qui dut être stoppée avant la moitié de la durée prévue, les sujets qui avaient été choisis pour être gardien de prison infligèrent aux prisonniers des sévices que Primo Lévi[9] n’eut peut-être pas osé retranscrire[10].
En conclusion, on peut redouter que Simon n’ait pas disposé de la possibilité d’opérer un choix. Comme la nôtre, son humanité n’est ni bonne ni mauvaise, mais elle est molle et malléable, comme le chewing-gum de Titeuf.
Comment expliquer cette vulnérabilité choquante de l’élémentaire sentiment de bienveillance ? Pourquoi les hommes sont-ils condamnés à transgresser si souvent l’article 422 bis du Code pénal qui n’a d’ailleurs même pas d’équivalent aux Etats-Unis ? Pourquoi le dé qui conditionne nos actions et que la démocratie se plait à jeter a-t-il si peu de chance d’accoucher d’une action altruiste ?
Pourtant l’humanité exècre sa passivité. Si tout être vivant est guidé par l’instinct de survie, l’homme veut se distinguer en refusant de se complaire dans cet état purement réactif. Il cherche à être juste et bienveillant. Platon, dans la République, fait de la recherche de l’action juste le plus précieux des biens que l’Homme puisse acquérir pour lui-même. Selon Socrate, « personne n’a peur de la mort pour ce qu’elle est. Non, ce qui fait peur, c’est de mourir avec l’idée que l’on n’a pas été juste »[11].
Mais, pour ne pas s’éteindre en vain, il faut en premier lieu être capable d’échapper à la rareté organisée dénoncée par Jean Ziegler[12] dans notre époque maudite où, comme le présentait déjà Baudelaire, l’argent des bourgeois peut même acheter l’imagination des poètes. Cette violence économique et sociale est terriblement asphyxiante. Elle diminue dramatiquement les probabilités d’occurrence altruiste d’un homme vers son semblable.
En effet, on ne peut raisonnablement attendre d’un homme qui patauge dans la caste des exclus du troisième millénaire et qui salive, mais devant un buffet vide, qu’il prenne le recul nécessaire à l’accomplissement d’une action bienveillante. On ne peut rêver d’un autre dont les seules motivations se nomment compétitivité, course aux diplômes et ascension sociale, qu’il sacrifie sa réunion professionnelle à l’appel d’un cri de détresse. Celui qui rate le train est perdu, celui qui laisse le pain à son voisin n’en a plus…
De même, qu’espérer d’un jeune adulte à qui les parents n’ont jamais eu le courage de « dire non » par peur de risquer de perdre son amour[13] ? Alors que, privé de figure éducative, ce jeune a toujours fonctionné dans l’immédiateté la plus absolue, mère de toutes les frustrations dès qu’elle est inassouvie. « Où t’es Papa, où t’es ? »[14].
Ces manques et ces violences qui sommeillent en nous sont sans cesse attisés par les politiques, marchands de rêves, et les médias, vendeurs de haine. Ces experts de l’exacerbation des émotions n’attendent plus le procès pour caresser et incliner l’opinion à juger hors des prétoires. Ils formatent et travestissent la conception intime de ce qui est juste, dès que cela peut favoriser leur fond de commerce. L’émocratie est un des cancers de la société moderne.
La vérité laisse place à l’apparence, la démonstration au voyeurisme, et la justice à la vengeance[15]. Lorsque survient un événement marquant dont les médias ou les politiques décident de s’emparer, le souffle de Nietzche revient sans cesse siffler à nos oreilles. On peut alors redouter, dans ses pas, que la justice ne satisfasse que le besoin de la victime d’obtenir une compensation matérialisée dans le mal infligé à l’auteur et le plaisir sadique de la population[16].
Surtout lorsqu’on est amené à lire les propos suivants sous la plume du « Forest Gump » du journalisme belge : « Michelle Martin sera libre sous peu, même si on peut estimer que son élargissement dans les conditions retenues heurte le bon sens et l’objectif de resocialisation des condamnés [de quel élargissement parle-t-il ? De celui des conditions de la libération conditionnelle ? De celui de Michelle Martin ?]. On l’a déjà dit : comment imaginer qu’une réclusion chez des nonnes âgées, certes courageuses dans leur décision de l’accepter, est susceptible de la réinsérer alors qu’elle bénéficiera d’un travail au noir dans le couvent de Malonne [j’ai lu et relu cette phrase mais, croyez-moi, elle est irrémédiablement vide de sens. Passons donc au fond du raisonnement]? (…) Les victimes, dans toutes les procédures judiciaires sont les meilleurs connaisseurs des dossiers [ben voyons !]. Elles éclairent cours et tribunaux de la connaissance assidue et continue qu’elles ont des auteurs des faits dont elles ont été les victimes [ben tiens !]. Les écarter des débats et d’une procédure d’appel devant le TAP s’apparente à un déni d’équité »[17]. Le mot est lâché. N’oublie-t-il pas, entre autres choses, qu’équité rime souvent avec bûcher et que « la procédure est la sœur jumelle de la liberté »[18] ? Il n’empêche, si on adopte cette proposition de régression juridique, il est permis de se demander dans combien de temps la victime pourra solliciter qu’un procès d’assises soit jugé selon la procédure d’amiable composition par un arbitre unique désigné par ses bons soins. Ceci n’est pas de l’acharnement c’est promis, mais, au moins, on ne pourrait reprocher à ce succulent journaliste un manque de constance. Six années plus tôt, jaillissait ainsi de sa plume la maxime suivante que ne je résiste pas à la tentation de vous livrer toute nue : « il faut espérer que la bonne conduite en prison de Martin et les soins qu’elle dispense au canari enfermé dans sa cellule (elle le nourrit, lui) ne seront pas des critères suffisants pour lui ouvrir les portes d’une liberté imméritée sous ces seuls motifs »[19].
Notez, les hautes sphères peuvent également se laisser engluer dans la toile émotionnelle tissée par les médias : interrogez donc à ce sujet le bon Recteur de l’ULg à qui la presse a récemment réussi à faire dire que certaines pratiques d’intégration estudiantines étaient assimilables aux tortures des nazis[20]. « Compte tenu des circonstances », « par souci d’humanité », « au nom d’une légitime émotion », le président de la République Française allume, quant à lui, des contrefeux qui embrasent les principes d’intégrité et d’unité des familles[21]. Léonarda, « allez, reviens gamine, c’était pour rire »[22] ! Mais reviens seulement si tu es seule…
Et le culte de l’émotion peut même aller jusqu’à contaminer la Cour de cassation. N’est-ce pas cette dernière qui a consacré la victimisation en principe général de droit en conférant à ladite victime le droit d’être entendue sous serment en tant que témoin dans son propre procès[23] ?
Comment concevoir, ne fût-ce qu’un instant, que ce « témoin », qui ne peut être récusé et dont les paroles peuvent pourtant suffire à habiller la sentence d’un juge, puisse être impartial ?
L’homme occidental du XXIème siècle est gavé comme une matrone américaine d’opinions prémâchées par une hydre toute aussi émotionnelle qu’irrationnelle. Privé de repère, il n’est plus commandé que par ses émotions exacerbées et le plaisir futile et dérisoire d’être admiré.
Il est vrai que ceci n’est pas tout à fait nouveau. Comme le faisait déjà remarquer en 1987, dans cette même salle, le président de l’ordre francophone et germanophone de la contrepèterie, « c’est l’empire du look, manifestation suprême de l’individualisme. Se construire une image, artificielle, superficielle, pour se fabriquer de toute pièce une identité fausse, puisqu’elle ne correspond à aucune personnalité »[24].
Mais d’aucun, et en particulier l’orateur qui occupait brillement cette tribune il y a cinq ans[25], pensent que, aujourd’hui, c’est peut-être pire. Depuis que la toile a fait proliférer les dépotoirs de l’information et les fastfoods des émotions, la réflexion, qui est directement extériorisée sur les réseaux sociaux, n’a plus le temps de mûrir. Pardonnez-moi l’expression mais, on ne se contente plus seulement de nous servir du bouillon de culture ; en plus, voilà qu’on l’accompagne de piquette !
Alors, les hommes « s’absentent d’eux-mêmes »[26] et deviennent « calculables »[27]. L’intériorité humaine n’est plus que le pâle reflet du regard des autres et toutes les actions qui échappent à ce spectre social esquivent aussi toute introspection. L’habit fait l’homme, le reflet fait le moine ; c’est le grand bal masqué où dansent les ectoplasmes…
Et, rongé par l’émocratie, le dé qu’on nous jette ne compte plus que trois faces potentiellement dédiées à la générosité…
Evidemment, ce trou noir intérieur constitue le terreau idéal à la naissance d’idéologies collectives. Ces idéologies comblent les propensions naturelles de l’homme à vouloir s’élever au delà des simples contingences alimentaires. Mais à quel prix ? Les riches idéologies achètent l’homme en lui fournissant une âme en solde. Elles orientent ses actions, mais engloutissent l’individualité créatrice. Elles libèrent du poids de la responsabilité individuelle mais castrent la
souveraineté personnelle.
Parce que les utopies collectives figent leurs membres dans la volupté d’une émotion et que leur succès dépend du charisme de leur gourou, elles sont aussi vouées à mourir en même temps que ce dernier. Que restera-il, dans 20 ans, de la fièvre des rares mouvements collectifs des « indignés », Anonymous ou encore de ceux d’Occupacy[28], qui subsistent encore aujourd’hui comme seuls descendants crédibles du « flower power » ?
Aussi, sous quelle bannière bien moins enviable tentera-on de nous aspirer dans les prochaines années ? Avant-hier le nazisme, hier le communisme, demain, sera-ce le nationalisme ? Je sais qu’il est imprudent, Monsieur le Bâtonnier, de poser une question à laquelle on ne voudrait pas entendre de réponse. Mais prenez garde car, à force de ne rien dire, il n’y aura plus personne pour protester quand ils viendront vous chercher[29]…
L’histoire continue, on ne s’endort pas ! Car il serait trop facile de faire porter à des abstractions l’exclusivité de la honte de la « bovitude humaine », de la mort des héros. Trop facile mais également insupportable puisqu’un tel axiome impliquerait une impossibilité d’action à petite échelle, une fatalité individuelle.
Précisément, c’est dans le culte de l’individu que l’on a cherché à régénérer notre humanité. La construction d’une personnalité capable de résister aux pressions de l’émocratie, ne pouvait se concevoir que dans la foi en l’homme. Pas foi en ses sentiments, mais en l’outil par excellence de l’individualisme : la raison. Dans un ouvrage dont il déconseille la lecture aux jeunes (ce qui a pour des raisons évidentes éveillé ma curiosité), le pourtant fervent chrétien Marcel Légaut se plie aux louanges unanimes que recueille la raison : « l’homme doit trouver en lui-même une base de jugement et de décision. Cela est nécessaire s’il ne veut pas seulement être mou et passif ; tout ce qu’il peut vivre de façon humaine relève de son intelligence afin d’être compris et de son sens critique afin d’être accepté. Autrement, il n’est capable que d’une spontanéité et d’une sincérité qui (…) ne sont que les contrefaçons de l’authenticité parce qu’elles ont leurs racines trop peu profondes en lui »[30].
Cet avènement salutaire de la raison avait déjà été tracé par les philosophes du Grand Siècle, tels La Rochefoucauld ou Hobbes, puis balisé de Lumières, Locke et Voltaire en tête. Mais c’est la doctrine de Kant qui a été décisive vers sa sanctification. La valeur d’un homme se calculerait uniquement à l’aune de sa capacité à résister aux perverses inclinaisons de ses émotions.
Le robot kantien, capable d’être à la fois le sage et le héro, s’avère pourtant aussi peu fiable que les prédictions de Paul, le poulpe pronostiqueur. Les philosophes modernes ont en effet, en décryptant la personnalité, montré que l’homme était bien loin d’être un sujet unifié qui poursuivrait uniquement des fins volontairement choisies. Au contraire, il se révèle perméable aux courants de ses passions, aux remous de ses humeurs et, surtout, aux tourbillons de son amour-propre. Toute la pensée de ces maîtres du soupçon, Marx, Freud, Rawls, est, en définitive, fondée sur un même principe décliné dans toutes les directions : nos actions seraient uniquement guidées, consciemment ou pas, par le but d’assouvir le plus possible nos propres désirs.
A l’analyse, même les actions qui paraissent au premier regard mues par des motifs désintéressés n’échappent pas au mouvement de requalification égoïste. Elles seraient en effet toujours dictées par des anticipations de récompense ou les « intérêts d’amour et de gloire » chers à La Rochefoucauld. Le simple désir de ne pas ressentir l’anxiété que produit le spectacle de la tristesse ou simplement de pouvoir se regarder dans une glace, ne vise-t-il pas à assouvir des intérêts personnels ? Dame charité ne serait en fait que l’incarnation d’un égoïsme bien assimilé.
De grâce, ne prenez pas le contre-exemple des parents qui se sacrifient pour leur petit fifi : car même à supposer que leurs visées soient alors totalement désintéressées, cette « générosité restreinte »[31] revient pratiquement à de l’égoïsme puisqu’elle reste dirigée vers des intérêts purement nucléaires.
Onfray conclut donc de manière toute aussi délicieuse qu’implacable que « toute morale est intéressée, même l’hypothèse irréaliste d’un geste moral par moralité n’éviterait pas le détour par la jubilation de l’acteur se sachant moral et jouissant de cette coïncidence avec la loi »[32].
Plus trivialement, et pour ceux que ces considérations un tantinet philosophiques auraient endormis, cela pourrait être traduit comme suit : l’égoïsme, il n’y a que ça de vrai ; il vous conserve un homme comme les femmes conservent DSK, comme le gras conserve Depardieu ou comme, au contraire, la fonte du gras peut aussi conserver un certain politicien du nord du pays.
Mais, comme vous aimez à le dire, Monsieur le Bâtonnier, trêve de « galéjade »[33] ! Car cette sanctification du paradigme égoïste condamne nécessairement son opposé, l’acte altruiste. Le petit Larousse définit l’altruisme comme le « souci désintéressé du bien d’autrui ». Bouddha oppose les notions en postulant que « le bonheur est né de l’altruisme et le malheur de l’égoïsme »…? L’homme de la rue les décline également toujours ensemble : « sois altruiste, mec : respecte l’égoïsme des autres ! ». Il est à craindre que même le très sérieux site de désinformation en ligne « le Gorafi », dont le Professeur Georges est le précieux relais journalier sur Facebook, n’oserait ne fût-ce qu’envisager de dissocier les deux notions.
La philosophie moderne est malade de cette polarité : c’est elle qui a transposé la dimension psychologiquement égoïste de l’être humain sur le terrain de l’esthétique et de la morale. Or, selon Kant lui-même, la morale devrait toujours primer sur les sentiments. Il ne pourrait donc jamais y avoir d’éthique fondée sur un sentiment de bienveillance. Au sein de notre émocratie florissante, c’est l’égoïsme qui a été érigé en art de vivre par les prêtres de la raison et les maîtres du soupçon.
Les hommes puissants d’aujourd’hui sont les dignes héritiers de ces derniers. Ils sont les sages des temps modernes ; ceux qui savent exploiter la passivité naturelle des hommes, simples « insectes écrasés qui cherchaient de l’or »[34]. Le sage moderne est un « trader » qui connait précisément le prix de l’action et de l’inaction et qui joue avec ses fluctuations. Il est « le militant quotidien de l’inhumanité »[35] de Noir Désir qui n’a de cesse d’ériger « les arbres en plastique »[36] de Radiohead. Et quand ce thuriféraire de la raison entend un cri de détresse, il sait prendre le temps de spéculer entre la voix de sa raison qui lui décommande de l’écouter et celle de ses émotions qu’il a dû apprendre à contrôler.
Puisque, pour les sages, le désintéressement n’existe pas, tout acte vaniteux est nécessairement juste pour autant qu’il soit conforme à la loi. Comme Simon a agi normalement (il a fait prévaloir ses intérêts propres en prenant son train) en limitant le risque de contrevenir à la loi (on ne va pas citer tous les passagers qui attendaient le train sur le pied de l’article 422 bis du Code pénal), tous les ingrédients de la distorsion de la réalité sont réunis (quelqu’un a bien dû secourir la victime du quai). Oh bien sûr, le sage aussi a ses soucis : plus son cigare raccourcit et plus il devra tendre le bras vers le cendrier. Et, progressivement, ce processus de légitimation de l’acte égoïste consume les hommes : Abraham quand il a voulu sacrifier la vie de son fils, Eichmann quand il a envoyé des milliers de juifs à la mort et le Directeur des ressources humaines de Mittal quand il a fermé les hauts-fourneaux, étaient tous des sages : ils ont obéi docilement à la loi qui s’imposait à eux en refusant de céder à l’appel de leur conscience.
Combien y a-t-il d’hommes sages dans cette salle ?
Certes, il faut concéder qu’il n’est pas totalement exclu que la raison puisse enfanter de héros. Les sages héroïques devront cependant réussir à opérer un calcul aboutissant, en toutes circonstances, à faire prédominer l’intérêt de la collectivité quitte à sacrifier leur propre bénéfice. Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe universel…
Cette sphère de sainteté n’est malheureusement accessible qu’aux « héros de l’éthique »[37] qui, telle Antigone, sont prêts à sacrifier leur vie au profit de l’intérêt du plus grand nombre. Mis à part les bâtonniers (!), ils sont bien rares ceux qui sont capables de privilégier l’action sacrificielle en restant sourds à leurs inclinaisons égoïstes. Ils sont bien rares ceux qui savent conserver leur courage et leur tête, quand tous les autres, les perdront[38].
Puis, « entre un mort à Auschwitz et un mort à Londres, la même année, pas de privilège, vraiment »[39] ? Le bonheur d’un Bachar el-Assad a autant de valeur que celui d’une petite Inès, vous en êtes bien sûr ? En réalité, il est impossible d’arbitrer impartialement un « conflit de rationalité »[40] entre deux entités qui s’opposent. Et si tu dois malgré tout t’y risquer, comment savoir si tu seras considéré comme un héros, un kamikaze, ou comme un traître ? Il faut déjà beaucoup de « cœurs de petits soldats »[41] pour que naisse un Bradley Manning[42]…
Enfin, même à supposer que l’homme sage soit capable de quitter des yeux sa calculatrice, qu’on me montre ceux qui arriveront à appliquer l’action qui s’affichera sur leur écran ! Car ce n’est pas la raison qui est motrice : l’homme peut désapprouver sa passivité de manière profonde, il n’en agira pas pour autant. Les soldats allemands savaient que leurs actes étaient inhumains[43], mais cette petite voix ne les a pas gardé de l’ignoble. Joseph et Simon savaient qu’ils n’agissaient pas de manière juste mais leur raison ne les a pas mués dans l’action. En fait, tout le monde le sait depuis sa plus tendre enfance : Jiminy Cricket n’est pas capable d’empêcher Pinocchio de devenir un âne.
La conclusion est donc aussi terrible qu’inéluctable : l’instrument par excellence de l’humanisme, la raison, qui permet pourtant d’essayer de résister à l’émocratie, conduit les hommes à devenir des sages qui ne se soucient que de leurs intérêts. En revanche, la raison n’enfante pratiquement jamais de héros ou même d’hommes capables d’offrir un acte bienveillant.
Le dé jeté négligemment par la démocratie n’a plus qu’une face réservée à l’action altruiste et il ne peut même plus rouler pour espérer s’y arrêter.
L’histoire doit-elle nécessairement s’achever là ? Freddy Mercury doit-il mourir avant d’avoir composé sa Bohemians Rapshody ? Jamais ! Plutôt partager mes secrets avec Edgar Snowden que de devoir supporter cela !
Je me suis donc plongé dans les écrits de la « famille Michel », Onfray et Terestchenko. Ce dernier invite Kant à sa table et lui concède que l’action philanthrope ne puisse être généralisée pour servir de fondement à une théorie morale ou éthique. Mais, ayant aussi convié les maîtres du soupçon à son indigeste festin, il constate qu’inversement, aucune théorie éthique ne peut donner vie à l’acte altruiste[44]. La philosophie produit le courage passif, seuls les sentiments peuvent produire le courage actif.
Il faut donc nécessairement creuser plus loin et enterrer, plus profondément encore, la raison, si prompte à dénier à l’action altruiste toute légitimité. Car, si la démonstration rationnelle n’est pas apte à prouver l’existence d’un sentiment purement altruiste, elle ne permet pas non plus de consacrer son inexistence. Les philosophes ont, comme certains procureurs, le grand tort d’oublier que soupçonner n’équivaut pas à prouver.
Ainsi, qui peut démontrer qu’une action altruiste cache nécessairement et toujours un intérêt personnel ? A ma meilleure connaissance, personne ne connait assez Schindler pour affirmer qu’il n’agissait pas simplement par souci de sauver le plus de vies possibles d’une mort certaine ? Dans un autre registre, certes, votre renoncement à la sacro-sainte sieste du vendredi après-midi ne relève-t-il pas, lui aussi, de l’action purement sacrificielle ? Il est vrai que j’en vois qui n’ont pas tout à fait renoncé …
La vérité c’est que, en l’absence de démonstration possible, aucun motif, autre que culturel, ne justifie de privilégier à une théorie de l’altruisme le dogme de l’égoïsme[45]. Pourquoi ne pas simplement admettre que, derrière un acte bienveillant, puisse se cacher une pluralité de mobiles, aussi bien désintéressés qu’intéressés ? Quel est l’intérêt de s’égosiller à démontrer que toute action serait contaminée par un intérêt personnel alors que, à côté de celui-ci, existent également des visées bienveillantes pour les autres ? Si ce n’est à promouvoir une morale gangrénée par la vanité qui, il est vrai, arrange bien les sages, les calculateurs et les joueurs d’échec qui n’utilisent jamais leur fou…
Il suffit de considérer que le désintéressement pur est impossible à exiger. Débarrassé de l’obligation de démontrer qu’elle n’est pas totalement désintéressée, l’action bienfaisante retrouve alors une légitimité indéniable. La vraie gageure réside dans le fait d’identifier l’environnement propice à sa naissance.
Cet environnement requiert d’abord un pouvoir de perception d’injustices qui chatouillent les tripes et de situations de détresse qui arrachent le cœur. Il s’agit d’une faculté d’ébranlement qui plonge l’homme dans un état de « passivité pure »[46] : l’homme s’abandonne tout entier à ses sentiments. En somme, la passivité est la première condition de l’action.
Mais cette empathie, seule, est insuffisante. Il faut ensuite que le sentiment perçu enclenche une montée puissante qui entraine l’homme à se dépenser pour autrui en oubliant tout facteur parasitaire. Une montée qui, parce qu’elle ne résulte pas d’un combat entre les sentiments et la raison mais, au contraire, d’une harmonie totale entre ces derniers, est causalement inexplicable. Quelle est cette force qui attise l’étincelle ?
Ce qui est explicable, en revanche, c’est que, puisqu’elle a pour origine un état d’ébranlement sentimental, l’action altruiste ne peut provenir d’un impératif moral. Non, le sage kantien, empuanti par la raison, s’empressera de couper les ailes du papillon qui se débat dans son être. L’étincelle ne peut jaillir que dans le cœur de ce que Terestchenko et Onfray dénomment communément une « belle âme » ; une âme assez bien construite pour résister aux pensées insufflées à coup d’émotions mais aussi pour rester sourde aux ordres de sa raison. Le feu ne peut naître que chez un homme qui vit en harmonie avec soi, pas dans le regard des autres. « Maître de mon destin, capitaine de mon âme »[47].
Ce qu’il est aussi possible de certifier, c’est que cette incandescence altruiste constitue la plus grande dépense de soi, mais à l’inverse d’une dépense de sage, ce don n’appauvrit pas. L’acte généreux est, même indépendamment de toute jouissance morale, le seul à enrichir son auteur[48]. Enrichissement pour le philanthrope d’abord, parce qu’il n’aura de cesse de chercher à revivre la sensation totale ressentie lors du passage à l’action. Mais aussi pour les autres, qui, en bons bovidés, obéissent exclusivement à la loi du mimétisme. Parce que l’action bienveillante génère des héros et que tous les hommes respectent l’héroïsme, elle peut créer un effet boule de neige. Elle incitera alors d’autres à devenir des marginaux et à prendre le maquis de l’émocratie raisonnante !
Dans ce contexte, comment ne pas apprécier une opinion parue dans la Libre Belgique du 19 juillet 2013[49]. Un économiste, qui analyse la crise égyptienne, expose que les premiers révolutionnaires prennent des risques énormes pour leur propre vie tout en étant incapables d’évaluer les bénéfices de leur action pour les autres. Chaque nouveau manifestant fait baisser les risques de mourir en héros tout en multipliant les probabilités de voir tomber le régime : c’est, selon son langage économique, le « coût marginal décroissant de la coopération ».
L’action altruiste demeure toute aussi efficace et belle, telle celle d’un rugbyman en plein raffutage. Mais elle devient de moins en moins coûteuse et dangereuse pour son auteur et, dès lors, peut émaner d’une personnalité moins confiante en la puissance de ses sentiments, moins ouverte sur le monde. Ce dernier peut, petit à petit, devenir meilleur. Chaque petite action compte de manière exponentielle.
Et l’on peut à nouveau espérer que, sur le dé jeté par la démocratie, les six faces puissent enfin accoucher d’une action emprunte de générosité…
Bien sûr, il reste à trouver le moyen de rendre vie à ce dé, de rendre le miracle possible. Et les motifs d’espoir ne sont pas nombreux, mais je crois qu’il en existe. L’un d’entre eux pourrait être trouvé dans l’allongement de la jeunesse observée depuis 1994 dans un dossier du journal Le Monde[50]et qui se vérifie plus que jamais dans nos contrées : le 8 août 2012, constatant qu’un million de 18-34 ans vivaient encore chez leurs parents, la Libre Belgique titrait en une que « La génération Tanguy a debeaux jours devant elle » tandis que le Soir faisait la sienne du titre« La crise multiplie le Tanguy en Belgique ». Pardonnez-moi ce double clin d’œil, mais je ne peux m’empêcher de noter que le cinéma français de ces 20 dernières années n’a décidément pas été tendre avec les Tanguy[51] ni avec les Jacques Henry[52], et je le déplore.
Revenons à notre jeunesse !
Certes, nul besoin d’être un esprit pénétrant pour constater que ce nouveau stade de la vie, situé entre l’adolescence et l’âge adulte, prend à tout le moins partiellement racine dans la prolongation du temps des études et dans la crise. Mais, selon les psychologues et des chiffres aux conclusions éloquentes (seuls 7 % des Tanguy de 2012 sont des chômeurs contre 11,6 % en 2004)[53], les causes de ce désamour pour l’aventure de la vie adulte ne sont pas simplement économiques.
Ce moratoire prolongé, vaste champ d’expérimentations sans cesse renouvelées, ne peut-il pas aussi être expliqué par la nécessité de construire une personnalité plus juste dans un monde où il n’est décemment plus possible de prendre comme modèle l’âge adulte ? Peut-on reprocher aux jeunes le déni d’identification au sage à qui la raison a volé ses rêves et dont chaque action est marquée du sceau de la vanité ? Plutôt que de me lamenter sur la montée de l’individualisme, je préfère puiser dans la nécessité de différer cet « âge de raison », un fol espoir pour le futur.
Ce n’est certes qu’une simple hypothèse ; peut-être est-elle portée par une confiance candide dans les potentialités d’une génération bien trop souvent décriée. Mais il ne m’est pas interdit de l’aimer et d’espérer, comme l’ami Francky, « que la ‘rouetourne’ va vite tourner »[54].
Evidemment, les solidarités restreintes des jeunes et leur individualisme assumé les confinent dans le risque de sombrer dans l’égocentrisme. Mais la construction nucléaire peut aussi être bénéfique parce qu’elle permet de bâtir une personnalité fondée sur des concepts perceptibles et authentiques. Bien sûr, notre société pluriculturelle aboutit aussi à relativiser l’opinion des érudits qui jadis faisaient pourtant autorités. Il est grand, le risque de se perdre dans les rayons d’un Colruyt émotionnel où il est de plus en plus difficile de distinguer le disert du discount…
Mais les jeunes d’aujourd’hui n’ont, eux, pas eu le luxe de grandir avec la certitude qu’ils seraient des héros. En refusant de devenir des sages, ils peuvent encore choisir d’échapper à la routine des condamnés, à la parodie d’humanité dans laquelle on veut les voir jouer.
Je sais que cela ne sera pas facile, pas plus demain qu’hier. L’altruisme restera toujours un comportement d’exception parce qu’on ne peut exiger qu’il soit généralisé. Il faudra faire tomber son masque et oser écouter ses sentiments plutôt que toujours se fier à sa raison. Il faudra surmonter le risque d’adopter un comportement qui déplait aux creusets conformistes et lutter contre les ordres d’autorités consacrées. Comme en exhortait déjà un autre jeune avocat, toujours en ces mêmes lieux, mais en 1961, « il faudra tout vivre avec une conscience exacerbée »[55].
Je sais aussi qu’il n’est pire lâcheté que celle des grands discours. Mais celui qui ne rêve pas du temps où nous renoncerons à la folie des grands mots pour affronter nos faiblesses, fermera ses yeux pour toujours. Et, usé par l’usure, il troquera son âme de héros pour ruminer sa passivité ou, au mieux (mais est-ce vraiment mieux ?), pour la raison du sage…
…
Je suis parvenu à comprendre que, si un enfant est dans l’armée, cela revient à dire qu’il est dans une obscurité. Même si j’avais finalement atteint un grade élevé, j’ai jugé que la souffrance était encore trop grande, et j’ai pris la fuite. J’ai parcouru plaines, savanes et forêts à la recherche d’une porte qui s’ouvrirait, dans l’espoir d’une main qui se tendrait. Mais je ne les ai pas trouvées, nulle part. Trop risqué, pas le temps, fous le camp…
Au soir, j’étais repris par les hommes du capitaine. Il avait prévenu. Il n’y avait jamais de seconde chance pour les déserteurs. Il ne m’adressa pas un mot quand il me conduisit rejoindre des criminels de tous genres, ou ceux que l’appartenance à une ethnie suffit à condamner. Le convoi devait d’abord transiter par la capitale, afin de servir d’exemple. Puis, il serait déporté vers le Sud, dans des conditions que personne ne revient jamais pour compter.
De toute manière, je savais ce qui m’attendait. Je ferai face, comme toujours : les lâches meurent bien des fois avant de mourir ; les braves, eux, ne goûtent qu’une fois à la mort. Mais d’abord, il fallait passer par l’humiliation de Kinshasa, quand la foule poserait sur moi le regard réprobateur du marchand de ténèbres…
…
Je débarquais de mon avion sous la chaleur suffocante la tête embrumée de quelques lectures de Camus, Foucauld et Kundera, que je ne sais quelle remise en question m’avait finalement fait préférer au dernier « dvd » de François Damiens. Peut-être était-ce ce cri qui me taraudait toujours ? La voiture diplomatique de l’ambassadeur de Turquie, qui organisait la mission commerciale pour consolider sa fraîche présidence de l’Union Européenne, m’attendait. « Kin poubelle » ou « Kin la Belle », je ne savais pas lequel de ses surnoms cette ville méritait le plus…
Lors de notre périple dans la capitale, la voiture fut d’un coup engluée dans un mouvement de foule qui vociférait des huées vers un groupe de prisonniers qu’on trainait sans ménagement en direction de wagons à bestiaux.
Il m’est encore impossible d’expliquer pourquoi mon regard fut frappé par ce jeune garçon, les yeux rougis par les larmes, les côtes meurtries par les fers. Mais, alors qu’il passait à côté de notre voiture, je me précipitais, l’attrapais, le sorti de la file et le jetais sur notre banquette arrière en criant : « cet enfant est désormais citoyen d’un territoire international ».
Mon ambassadeur était sidéré. Un capitaine sortit son fusil et entreprit de forcer la porte. Il restait totalement hermétique à mes incantations à la gloire de la neutralité diplomatique que notre véhicule était censé incarner. La porte allait finir par céder…
Soudain, un homme qui ressemblait au chef s’avança vers nous. Mon ambassadeur était tétanisé. Le capitaine rengaina son arme, pas son regard haineux. Il entreprit d’expliquer la situation à l’officier. Quand ce haut dignitaire, auquel même le sombre capitaine semblait vouer du respect, me demanda de quel droit j’interférais sur les affaires de sécurité intérieure, je tentai de pénétrer sa conscience de mes mots, de mes yeux et de toutes mes forces. Et, finalement, il trancha le différend et débouta le capitaine. Comme pour tenter de masquer sa défaite, ce dernier me glissa alors froidement : gardez-le, son tour viendra, leur tour vient toujours !
Mais je ne l’entendais pas : j’avais réussi, j’avais sauvé ce gosse.
L’ambassadeur, dont le teint pourtant mat peinait à se régénérer, me demanda dans un souffle « vous réalisez à quel officier vous venez de tenir tête et ce qui aurait pu nous en coûter n’est-ce pas ? ». Je lui répondis que non. Et il murmura à mon oreille : « C’était Kabila »[56] …
…
Demain, j’aurai 30 ans. Et je pense que l’homme est, malgré tout, capable d’actes altruistes.
[1] Bisimwa Joseph Ntwali Marcrouss, Nifae nini basi ? Après avoir quitté l’armée. L’histoire de ma vie, ouvrage distribué par l’asbl liégeoise KIDOGOS, éditions MMXII, 2012, 57 pages. Il ne s’agit pas d’une histoire isolée en République démocratique du Congo: ainsi, la Mission de l’ONU pour la stabilisation de la RDC (Monusco) salue dans un communiqué « la séparation de 82 enfants, dont 13 filles, du groupe armé Maï Maï Bakata-Katanga, survenue entre le 13 et le 15 août 2013. Ces enfants ont entre 8 et 17 ans.
[2] Bernard Lavilliers, « Petit », 1988.
[3] Albert Einstein, cité par Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, Grasset, février 2009, 192 pages, p. 192.
[4] Bibb Latané, John M. Darley, The unresponsable bystander why doesn’t he help?, Appleton-Century Crofts, 1970, 131 pages.
[5] Cette agression a été la source d’inspiration du livre de Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, op. cit.
[6] Cette agression a été la source d’inspiration du film de Lucas Belvaux, « 38 témoins », 2012.
[7] Chrisopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la plice allemande et la solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, 002, 332 pages.
[8] Jean-Jacques Goldman, « Né en 17 à Leidenstadt », 1990.
[9] Primo Levi, Si c’est un homme, 1947, traduit par Martine Schruoffeneger, Aditions Julliard, 1987, 214 pages.
[10] Ces deux expériences sont longuement retranscrites par Michel Terestchenko, Un si faible vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, Paris, La Découverte, 2005, 295 pages.
[11] Cité par Monique Canto-Sperber, « La vertu individuelle, modèle politique », in La Justice : l’obligation impossible, Série Morales, 1994, p. 28.
[12] Jean Ziegler, L’empire de la Honte, éditions Fayard, 2007, 322 pages, spéc. pp. 47 à 58.
[13] Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui, Essai. Denoël, 2007, 436 pages, spéc. pp. 20 à 30.
[14] Stromae, « Papaoutai », 2013.
[15] Voy., à ce sujet, Bruno Dayez, Les trois cancers de la justice, Anthémis, 2012, 51 pages.
[16] Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, traduction Patrick Wotling, Le Livre De Poche, 2000, 311 pages.
[17] « L’inéluctable libération de Michelle Martin », article paru dans le journal Le Soir du 24 août 2012 et commenté
avec beaucoup d’à-propos par Nicolas Thirion, « Malaise dans la civilisation : à propos de la libération conditionnelle de Michèle Martin », J.T., 2012, pp. 585 et 586.
[18] Marie Anne Frison Roche, « 2+1= la procédure », in La Justice : l’obligation impossible, op. cit., p. 195.
[19] « Martin, en congé du martyre de Julie et Melissa ? », article paru dans le journal Le Soir du 20 mars 2006.
[20] Dans le journal parlé du 27 septembre 2013 de RTL TVI ; il menaçait également d’exclure les étudiants. Dans La Libre Belgique du lendemain il parlait d’atteinte à la dignité humaine avant de nuancer ses propos émis « à chaud » sur son blog (http://recteur.blogs.ulg.ac.be/).
[21] Autant de justifications invoquées par François Hollande lors de son allocution télévisée du 19 octobre 2013 dans laquelle il autorisait la collégienne Leonarda Dibrani à revenir en France, mais seule (Voy., à ce sujet, Thomas Wieder, « Leonarda : François Hollande peut-il espérer éteindre l’incendie », article paru dans le journal Le Monde du 20 octobre 2013, www.lemonde.fr).
[22] Comme l’a « tweeté », le jour même, Pierre-François Lovens (rédacteur en chef adjoint de la Libre Belgique), en référence à la célèbre réplique de Benoit Poelvoorde dans le film « C’est arrivé près de chez vous », 1992.
[23] Pour autant qu’elle ne se soit pas, encore, constituée partie civile (Cass., 2 septembre 1975, Pas., 1976, I, p. 9 ;
Cass., 26 février 2008, Pas., 2008, I, p. 551).
[24] Patrick Henry, « Tes père et mère honoreras, tes supérieurs pareillement », Discours prononcé à l’occasion
de la rentrée Solennelle du Barreau de Liège en novembre 1987, Journal des Procès, 1987, n° 118 (pp. 20 à 23) et 119 (pp. 15 à 21).
[25] Frédéric Georges, « Hermès 2.0 ou la superficialité magnifiée », Discours prononcé à l’occasion de la rentrée
Solennelle du Barreau de Liège en novembre 2008, Editions du Jeune Barreau de Liège, 2008, 24 pages.
[26] Michel Terestchenko, Un si faible vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, Paris, op. cit..
[27] Michel Onfray, La sculpture de soi : la morale esthétique, Grasset, 1993, Le Livre de Poches, Biblio essais, 219 pages.
[28] Sur le développement du remarquable mouvement « Occupacy », voy. Mike Davis, Soyez réaliste, demandez
l’impossible, traduction de Anne Meyer, éditions Les Prairies Ordinaires, 2012, 80 pages.
[29] Inspiration du célèbre poème de Martin Niemöller, « Quant ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit », (traduction française libre), 1942.
[30] Marcel Légaut, L’Homme à la recherche de son humanité, Aubin, Paris, 1971, p. 7.
[31] David Hume, Traité sur la nature humaine, Volume 3, 1739-1740, traduction française d’André Leroy, Aubier-Montaigne, Paris, 1983, p. 604.
[32] Michel Onfray, La sculpture de soi : la morale esthétique, op. cit, p. 127.
[33] André Renette, Discours prononcé lors de la séance solennelle de rentrée de la Cour d’appel de Liège le 2 septembre 2013, Lettre du Bâtonnier 2013 n°9 du 4 septembre 2013.
[36] Radiohead, « Fake Plastic Trees », 1995.
[37] Michel Terestchenko, Un si faible vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, op. cit, p. 12.
[38] Rudyard Kimpling, « If », 1910, traduit de l’anglais par André Maurois en 1918.
[39] Bernard-Henri Lévy, Eloge des Intellectuels, Figures Grasset, 1987, 154 pages, p. 35.
[40] Michel Terestchenko, Un si faible vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, op. cit, p. 250.
[41] Saint-André, « Les petits soldats », 2007.
[42] « Bradley Manning: hero or traitor? », la qualification du comportement du pourvoyeur le plus célèbre de « WikiLeaks » est débattue dans des centaines d’articles et plates-formes de discussions sur internet.
[43] Les témoignages de ces anciens « agents passifs » sont recueillis par Chrisopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, op. cit.
[44] Michel Terestchenko, Un si faible vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, op. cit.
[45] Michel Terestchenko, Un si faible vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, op. cit.
[46] Michel Terestchenko, Un si faible vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, op. cit, p. 272.
[47] William Ernest Henley, « Invictus », traduction libre, 1875.
[48] Michel Terestchenko, Un si faible vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, op. cit, p. 258.
[49] Yvan Van De Cloot, « Un cygne noir au Moyen Orient », Libre Belgique du 19 juillet 2013, pp. 48 et 49.
[50] Valérie Marange, Les jeunes, Le Monde éditions, Marabout, 1995, 220 pages.
[51] Film d’Etienne Chatiliez, « Tanguy », 2001.
[52] Film de Jean-Marie Poiré, « Les visiteurs », 1993.
[53] Voy. les dossiers parus le 8 août 2012 dans la Libre Belgique (en couverture et pp. 4 et 5) et dans Le Soir (en couverture et p. 4).
[54] Franck Ribery, dans le « petit journal de Canal + », le 4 septembre 2013.
[55] Jacques Henry, « Cette extrême frontière (Essai sur Albert Camus) », Discours prononcé à l’occasion de la rentrée
Solennelle du Barreau de Liège en novembre 1961, J.T., 1962, pp. 37 à 41.
[56] Dernière partie du récit très librement inspirée de l’histoire de Giorgio Perlasca durant la seconde guerre mondiale, racontée par Michel Terestchenko, Un si faible vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien, op.
cit, pp. 183 à 190.